• Piero Taruffi : le (Bi)siluro... enfin !

    Piero Taruffi : enfin le (Bi)siluro

    Le 15 novembre 1953, les motards de l'époque ont dû se demander si l'une de leurs revues favorites (ci-dessus) n'avait pas "viré" à l'automobile ! Quatre roues et un engin jamais vu ailleurs, on était loin des deux ou trois roues habituels. Jamais vu ailleurs, c'était un peu vite dit. En effet, les lecteurs du concurrent Moto Revue savaient de quoi il retournait depuis février 1948 lorsque la "revue rouge" avait publié un dessin de cet engin bi-fuselage qui venait de battre le record du km lancé en catégorie "Automobile 500" piloté par son constructeur Piero Taruffi.

    Ce qui incita un lecteur à se manifester peu après en produisant la photo d'une maquette montrant une machine qui ressemblait fort à celle de l'Italien et dont le projet remontait à... 1935 ! M. Jean Lacaine, ingénieur de Bois-Colombes avait été, dit-il "Le premier a avoir lancé l'idée des voitures à deux carènes à la suite d'une étude générale sur les formes à donner aux voitures de course, effectuée à l'Institut Aérotechnique de St-Cyr (...) Je Piero Taruffi : enfin le (Bi)silurocalculais qu'une voiture à deux carènes pouvait théoriquement battre le record du monde de vitesse de l'époque (502 kmh) avec 2 moteurs de 350 CV seulement au lieu des 2 800 CV de la voiture d'Eyston alors recordman". Cependant Motocycles marquait des points avec son reportage sur le fameux record qui venait d'être battu en octobre à... Montlhéry et dont, on ignore pour quelles raisons (actualité du Salon de Paris ou records Norton ?), il n'y a pas trace dans Moto Revue ! Pourtant cette dernière avait fait longtemps la promotion du cyclecar léger puis des Racers 500 cm3 à la toute fin des années 40. Elle vendait même des plans pour construire soi-même et à moindre coût l'un de ces véhicules légers propulsés par des moteurs de motos. L'apparition des "économiques" 4 CV en 1947 puis de la Deuche l'année suivante devait enterrer ces projets. Même si, à 444 000 francs, la Renault valait le prix d'une Zündapp 600 Sport ou de la 500 BMW R51/3...

    Ces problèmes économico-domestiques n'intéressaient guère Taruffi, on s'en doute, obsédé qu'il était par la chasse aux records, même s'il avait fait une croix sur celui de la vitesse absolue à moto. Par ailleurs, cette catégorie, dite Classe I (350 à 500 cm3), passionnait d'autres Italiens dont le comte Giovanni Lurani Cernuschi. Ingénieur, pilote et journaliste il avait construit sa propre voiture, la "Nibbio" (dans la tradition ornithologique de Guzzi, on avait choisi le milan) motorisée par un moteur Guzzi bicylindre en V à 120°. À son bord, le 5 novembre 1935 il parcourait le kilomètre à plus de 162 km/h, départ lancé. C'était la première fois au monde qu'une voiture 500 cm3 atteignait le mythique 100 mph.

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     Le comte Giovanni Lurani aux commandes de son Nibbio I lors de ses tentatives victorieuses en mai 1939. Il avait parcouru le km lancé à 171,683 km/h, battant de presque 10 km le record précédent détenu par le Major A.T.G. Gardener. Ce dernier pilotait une MG 4 cylindres 750 chemisée à 500 et suralimentée.

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    Transmission par chaîne sans différentiel vu la voie étroite du Nibbio et son utilisation exclusive en ligne droite, carrosserie aluminium sur un châssis en tube étaient ainsi dévoilés dans "L'Auto Italiana" grâce au dessinateur Gianni Cavara.

    La rivalité fascisto-nazie ne s'exerçait pas seulement dans les hautes sphères de la compétition (auto et moto) mais aussi au niveau plus modeste de la Classe I. De 1935 à 1939, c'est DKW qui s'y colla côté allemand avec Möritz sur une 500 bicylindre deux-temps à piston-pompe (si quelqu'un en a une photo...). Autre concurrence côté italien avec Cecchini sur une Fiat 500 à compresseur. Finalement, c'est le comte Lurani qui avait eu le dernier mot en juillet 1939, élevant le record sur le km lancé à 171,683 km/h. 

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    Au lendemain de la guerre, le mouvement des Racers 500 (qu'on classerait entre cyclecars et formule) fait éclore dès 1946 quantité de vocations de constructeurs, d'abord en Angleterre puis bientôt en Europe. Tout leur est bon afin de motoriser leurs créations, depuis le bicylindre Triumph jusqu'au Gilera mono culbuté Saturno sans oublier Piero Taruffi : enfin le (Bi)silurol'indestructible JAP. Ces moteurs sont presque tous montés en position centrale-arrière pour, entre autres, des raisons d'économies ce qui allait vite révolutionner le monde de la course automobile. C'est alors qu'émerge un certain John Cooper au volant d'une machine propulsée par un Norton Manx, le monocylindre ACT. Non content d'accumuler les succès sur les pistes de vitesse, grâce à des pilotes qui font leurs gammes comme un Stirling Moss (!), il lance une production commerciale de ses machines (son stand ci-contre, photo non datée). Et pour en faire la promotion, rien de mieux que de se rendre à Montlhéry pour y battre des records, car la méthode a encore son intérêt publicitaire à l'époque. Ce que vise Cooper, étant donné son domaine d'activité, ce sont bien sûr les records de la Classe I. Il atteint son but d'abord en octobre 1951 avec comme meilleur résultat les 100 km à 160,240 km de moyenne. Il revient à l'automne 1953 avec une voiture à l'aérodynamique soigneusement étudiée mais d'allure encore classique et bien éloignée de ses redoutables "libellules" de circuit habituelles.

    Piero Taruffi : enfin le (Bi)siluro

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    L'aérodynamique est aussi le problème auquel Piero Taruffi s'est attaqué, mais en lui apportant une solution diamétralement opposée à celle choisie par les Britanniques.

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    En 1948, son étrange machine de records est motorisée par un Guzzi ACT bicylindre en V à 120°, donné pour plus de quarante chevaux. C'est le même moteur- ou son semblable - que celui de la moto 500 pilotée dans le Tourist Trophy par Omobono Tenni et qui a signé le record du tour avec 141,670 km/h. 

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    Un dessin d'époque publié dans Moto Revue qui permet de vérifier l'acuité du regard des dessinateurs de la revue en le comparant avec la photo ci-dessous...

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    ... prise lors d'une réunion de Varano 2014 (document moto-collection.org). 

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    Les historiens italiens qui traitent de Guzzi en compétition sont peu bavards sur les voitures ayant utilisé des moteurs de la marque avec ou sans son accord - et son appui. Ainsi de cette Classe 1 ci-dessus exposée à la célèbre bourse-exposition de Varano et qui n'a pas l'aura des machines de Lurani ou Taruffi. Il s'agit là d'un autre véhicule de records qui utilise aussi un moteur Guzzi bicylindre en V installé à l'extérieur du compartiment réservé au pilote. Transmission par chaîne et sans différentiel, un "accessoire" dont on pouvait se passer étant donné l'étroitesse de la voie arrière sur deux roues et un usage prévu en ligne droite (pilote non identifié). Tant Lurani que Taruffi ont eu une carrière longue et riche en péripéties, sportives ou autres. Ceci explique qu'ils aient retenu l'attention des chroniqueurs plus que leurs "concurrents" sur les tablettes des records en particulier, puisque tous deux y figuraient depuis les années 30.  

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     Après la guerre, le comte Lurani poursuivra sa carrière de coureur automobile (Le Mans, Targa Florio, Mille Miglia, etc). Il sera actif au sein de la Fédération Internationale Automobile en lançant la Formule Junior et occupera la présidence de la Commission Sportive de la Fédération Internationale Motocycliste. De son côté, Piero Taruffi qui n'était pas encore le "Silver Fox" (son surnom dû à sa chevelure), toujours taraudé par son démon de la vitesse pure, continuera son (ses) duel(s) autour des records du monde de Classe 1

    Piero Taruffi : le (Bi)siluro... enfin !

    Dès 1948, son projet original est une machine à double fuselage, l'un destiné au pilote, l'autre à la motorisation (dessin ci-dessus). Hypothèse : peut-être faut-il en chercher l'idée du côté de la guerre précédente, lorsque la marine italienne fit tant de misères aux convois britanniques en Méditerranée. Les Italiens opéraient avec des sous-marins dits "de poche", mais qui étaient tout simplement des torpilles mues électriquement et chevauchées par deux hommes. Les Anglais apprirent la leçon et en utilisèrent eux aussi, par exemple contre le Tirpitz réfugié dans un fjord en Norvège. D'où cette publicité humoristique du grand Alex Oxley pour Triumph. L'image de gauche est celle d'une maquette italienne au 1/35 proposée par la Société Alteri   

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    On peut supposer que la mise au point de la machine de Taruffi s'est effectuée chez l'avionneur Caproni dont les liens avec Taruffi dataient de l'époque de la Rondine. Par ailleurs, il est possible que la soufflerie de Caproni n'ait pas subi les bombardements alliés (hypothèse encore ?), puisque l'autre Galleria del vento, celle de la Moto Guzzi, ne deviendra opérationnelle qu'en 1950 (photo contemporaine, ci-dessous à gauche). Il est enfin possible que Taruffi ait commencé à plancher sur son sujet durant la guerre. Toujours est-il que son Bisiluro (*) nous semble sorti de nulle part, Piero Taruffi : le (Bi)siluro... enfin !dans une Italie en pleine reconstruction mais qui a retrouvé un certain dynamisme grâce au Plan Marshall. Après le Royaume-Uni qui a reçu cette aide décidée par le Président Truman à hauteur de 3 166 milliards de dollars, et la France (2438 milliards), l'Italie est le troisième des pays européens qui ont le plus bénéficié de cette aide, soit 1434 milliards. Outre la volonté de contrer l'influence communiste en Europe, tout en relevant les ruines de l'Allemagne vaincue, ce plan permettait aussi à l'industrie américaine d'amortir en douceur les effets de la fin d'une guerre qui avait permis Piero Taruffi : le (Bi)siluro... enfin !à ses usines de tourner au maximum de leurs possibilités.

    (*) Ce nom Bisiluro a été choisi d'après celui du plus gros poisson européen de rivière, le silure qui peut atteindre plus de 2 m. de longueur (record à 2,73 m et 130 kg). Venu des fleuves de l'est (Danube), il s'est rapidement répandu dans toutes les voies d'eau de nos régions et aujourd'hui on le trouve aussi bien dans la Garonne que dans le Rhône. Il affectionne les fonds vaseux dans lesquels, omnivore, il trouve sa nourriture. Mais s'il ne rechigne pas à happer un pigeon ou un canard venu s'ébrouer trop près du bord de l'eau, il peut se contenter de larves de libellules... Il ne semble pas être un danger pour l'homme tandis qu'il n'est pas insensible au charme des dames... (voir ci-dessus).

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    C'est donc cet engin curieux qui va s'attaquer aux records détenus par la Cooper-Norton. Avec peut-être un peu de malice, Taruffi a choisi de se présenter à son tour peu de temps après la visite de Cooper à Montlhéry. Il prolongeait d'une certaine manière la guerre des circuits du Championnat du monde motocycliste où s'affrontaient les 500 Norton jetant leurs ultimes forces contre les Gilera dont les rangs venaient de s'enrichir d'un transfuge britannique de marque : Geoff Duke !

    Comme dans la fin des années 30 lors des dernières tentatives de records, le nom de Gilera est donc associé de nouveau à celui de Taruffi. Mais c'est autour d'une machine différente, ça va de soi, mais dotée d'un moteur tout aussi différent. Le compresseur étant devenu verboten, était apparue une Gilera 500 version "atmosphérique" et à refroidissement par ailettes toujours en 4 cylindres, mais elle ne fut guère convaincante, sauf rares exceptions ou encore avec un sidecar (G.P. de Suisse et Monza). 

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    Il fallait créer un moteur totalement nouveau et c'est ce que Piro Remor conçut pour l'usine d'Arcore. De la "vieille" 4 cylindres à eau, on ne reprit guère que les cotes-moteur (58 mm d'alésage x 52 de course) et la disposition des cylindres quoique de moindre inclinaison sur l'avant (30 °). Le peu qu'on en a su à l'époque, à part une puissance d'environ 50 ch, tient dans l'étude de ce dessin signé de l'inévitable Gianni Cavara. Cependant, les Italiens s'accordent à le trouver très proche de la réalité et que l'intuition de l'artiste est techniquement remarquable dans ce qu'il a dû "imaginer".

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    Exceptionnellement les Français ont eu l'occasion de voir de près une Gilera 500 de Grand Prix. qui, sauf erreur n'a jamais couru chez nous à l'époque. Cela se passait au Salon de Paris 1949 sur le stand de Paul Ladevèze (à gauche), crossman et concessionnaire multimarques particulièrement dynamique et astucieux. Il exposa ensuite cette machine dans son magasin parisien et en utilisa la photo dans son annonce publicitaire de Moto Revue (extrait ci-dessous). Elle y figurait au même titre qu'une 1000 Ariel, une 600 Panther et la 100 Imme, comme si elle était l'une des motos à vendre comme les autres...

    Piero Taruffi : le (Bi)siluro... enfin !

    Sur la photo précédente et le dessin, on remarque le massif bloc-moteur abondamment ailetté et à plan de joint horizontal. Les cylindres et le demi-carter supérieur sont venus ensemble de fonderie, de même qu'une partie des culasses. La fourche avant à parallélogramme est équipée d'un large frein à tambour en alliage de 250 mm ! La suspension arrière typique des Gilera a été abandonnée au profit d'un modèle qui utilise des barres de torsion avec amortisseurs à friction.   

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    Pierre Monneret sera l'un des rares pilotes non-italiens (avec son père) à avoir couru sur la prestigieuse Gilera 4 cylindres. Il est ici au G.P. de Pau en 1953.

    À la fin de 1949, les deux forts caractères que sont Piero Remor et Giuseppe Gilera s'affrontent sur des problèmes de choix techniques (et aussi financiers, dira-t-on). Piero Taruffi revient aux manettes en tant que directeur d'écurie tandis que Remor passe chez le rival M.V. Un nouvel épisode s'annonce dans la foisonnante et tumultueuse storia della motocicletta italienne. 

    La Gilera 4 cylindres va poursuivre son évolution marquée surtout par une nouvelle partie-cycle. Le cadre de 1951 est fortement inspiré de celui que Mc Candless a fourni aux Norton avec une oscillante arrière moderne à deux éléments. La fourche est du type télescopique, copiée d'abord de celle des Matchless à tel point que l'une d'elles, fournie par Taruffi, sera "essayée" sur la Saturno, la 500 monocylindre culbutée d'Arcore. Le moteur est désormais équipé de quatre carburateurs, un par cylindre, avec des pipes droites et non plus un pour deux cylindres au bout d'une pipe en Y.

    C'est avec ce moteur annoncé pour plus de 52 ch mais qui a probablement reçu quelques bons soins supplémentaires de Piero Taruffi que celui-ci va livrer ses assauts contre les records à Montlhéry en octobre 1953.

    (À suivre) 

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  • Commentaires

    1
    FAJ
    Lundi 21 Mars 2016 à 21:50

    On doit à la vogue des Racers 500 l'éclosion du phénomène Bitza Café Racer, et particulièrement des Triton. En effet, Norton ne vendant pas de moteurs seuls, les constructeurs devaient acheter des Manx. Et les partie-cycle dont ils n'avaient pas l'utilité ont fait des heureux !

    2
    Jackymoto
    Lundi 21 Mars 2016 à 21:58

    J e cherche depuis longtemps les plans du cyclecar (à châssis en bois!) que Moto-Revue, le félon, vendait après guerre. A Limoges le racer 500 fabriqué par Fernand Pradeau était équipé à l'origine d'un 500 Koelher Escoffier ACT. La mode n'était plus à la moto.

    3
    unsteady eddie
    Mardi 22 Mars 2016 à 16:21

    Le plus grand poisson-chat en Amérique du Sud croître à plus de 2,5m de long et peut peser près de 300 Kg. Ils ont été tués par noyade de nombreux Indiens au bord de l'eau. Ils ne donnent pas beaucoup provision pour «charme».

    4
    waritem
    Mardi 6 Octobre 2020 à 08:18

    Concernant le nom l'explication est beaucoup plus simple: Siluro veut dire torpille en italien..............................

    Par ailleurs, les sous-marins de poche SLC (Siluro a Corsa Lente =torpille à course lente), également appelés "Maiale", n'ont jamais servi à attaquer des navires en mouvement (donc pas de convois) mais uniquement des bâtiment au mouillage.

    Enfin, si les anglais ont bien copier ces engins (avec l'aide des italiens cobelligérants après l'armistice de Cassibile) ceux qui ont attaqué le Tripitz (x-craft) n'avaient rien a voir avec les "torpilles-humaines italiennes......

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