En écrivant Quatre pattes, c’est bon ! Deux pattes c’est mauvais ! dans son livre La Ferme des animaux, Georges Orwell (1903-1950) ne faisait pas l’apologie de l’automobile aux dépens de la motocyclette, comme on l'a dit parfois. Ce "Four wheels is good ! Two wheels is better !" est la formule ironique qui distingue les animaux à quatre pattes des êtres humains. C'est le point de départ de ce "conte de fées pour adultes", en réalité une violente satire visionnaire. C’était déjà, en 1945, une description de notre monde actuel. Confirmant ainsi la formule d’Oscar Wilde : "La nature imite l’art", (même si c'est avec retard).
Pour ce qui nous concerne, on sait peu que George Orwell fut motocycliste. Et même d'un genre pur et dur ! Il ne s’est jamais étendu sur ce fait dans ses livres, essais, chroniques ou reportages. Cependant, des amis, des proches l’on décrit circulant dans Londres à moto. Vêtu d'une veste de sport aux coudes renforcés de cuir, d’un pantalon informe, d’une chemise à carreaux et d'une cravate tricotée. L’ensemble dessinait une silhouette "entre un ouvrier français et un sahib minable", dira de lui son ami Rayner Heppenstall. Autre singularité du motocycliste Orwell, il ne savait pas ce qu'était un vêtement chaud, même l’hiver, même sous la pluie. C’est ce qui finira par le tuer, emporté par la tuberculose, en 1950. Il avait 46 ans.
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C’est à Mandalay, en Birmanie, territoire britannique des années 30, qu’il acheta une moto afin de mieux connaître le pays. Son ami de l’époque, Roger Beadon, l’a ainsi décrit: "Sa moto avait 4 cylindres et était très basse, Blair (le vrai nom d’Orwell est Eric Blair), qui mesurait plus de six pieds, était ridicule à califourchon sur cette machine qu’il faisait paraître naine, avec ses genoux qui remontaient presque au niveau de ses oreilles".
Après la Birmanie, Orwell abandonne la police et reviendra vivre en Europe de petits travaux tout en continuant à écrire. Il s'engage dans la défense des faibles et des opprimés, et part se battre contre le franco-fascisme qui s'abat sur l’Espagne. Il en revient désabusé, ayant échappé de peu à l'assassinat par les staliniens désireux de se débarrasser d'un adversaire trop critique de leurs méthodes. De cette expérience, Orwell fera le livre Homage to Catalonia
Sur le front, parmi les Républicains espagnols , Orwell se signale par sa haute silhouette. La femme dont on distingue le visage, accroupie devant lui est Eileen O'Shaughnessy, sa première épouse , décédée en 1945 des suite d'une opération chirurgicale
Pendant la Deuxième guerre mondiale, il signe ses deux œuvres principales, La Ferme des animaux et 1984. Ce dernier ouvrage sera écrit à Jura, minuscule île d’Écosse (voir photo ci-dessous, la ferme de Barnhill) où, d’après certains témoignages, il se déplaçait à moto.
Jock Mackneish, son compatriote écrivain et illustrateur, a voulu savoir ce qu’il y avait de vrai dans la légende. Il en a fait une belle histoire que voici.
À la recherche de la moto de George Orwell
par Jock Mackneish
"Saviez-vous que George Orwell était un motard ? Saviez-vous que sa moto est censée être juste là où il l'a laissée, dans un buisson sur l'île écossaise de Jura ? Voulez-vous aller la retrouver ?
Je suis retourné en Écosse pour visiter le Clan Mackneish et mes deux frères Donald et Iain, motocyclistes tous deux, avaient offert de me guider. L’occasion d’une balade à moto pour une "Quête-de-la-Sainte-Moto" était trop belle pour la manquer.
Orwell a quitté Londres pour vivre dans cette île de Jura en 1945. Il s’est retiré dans une ferme abandonnée appelée BarnHill pour écrire 1984. Il avait peu de risque d’y être dérangé. BarnHill est un bâtiment isolé et éloigné, à 10 kilomètres du voisin le plus proche et à 40 kilomètres de Craighouse, l'unique village de l'île. Le seul moyen de transport d'Orwell était sa moto et il est certain que c’était un bon pilote.
Mais avant d’arriver là-bas, notre parcours a été plutôt mouvementé. Nous sommes partis du siège du Clan (des Mackneish), à Lamlash sur l'île d'Arran. Mon frère était sur une rare Honda 650 Four de Donald et moi-même sur quelque chose d'encore plus rare, une toute nouvelle K75 empruntée.
Qui, vous demandez-vous peut-être, qui prête à quelqu'un sa toute neuve BMW ? C’est mon beau-frère, le remarquable J. Stanley Anderson. Le monde entier doit prendre note de ce nom afin de rendre hommage à ce geste généreux d’un Écossais…
La première étape du voyage a été la traversée en ferry de Lochranza à Claonaig. Ce fut rude.
J'étais partagé entre le spectacle grandiose des paysages, le mal de mer et l'inquiétude devant ma moto qui tanguait. Je me suis blotti à côté d’elle et je l'ai regardée, oscillant sur sa béquille. Nous avons tous deux survécu.
Le court trajet jusqu'à Kennacraig et le voyage suivant en ferry vers Port Askaig, sur l'île d'Islay, se sont déroulés sans heurts. Trop facile. Le pont en tôle d'acier du ferry, luisant de gasoil et arrosé d'eau salée, rend les pneus de moto extrêmement glissants. Là, c’est le poids du matériel de camping sur le porte-bagages de la moto qui m’a sauvé.
Nous sommes restés cette nuit sur Islay, près d'une plage. J'ai entretenu un feu de bois flotté avec un peu d’essence prélevée dans un réservoir. De leur côté, Don et Iain entretenaient leur moral avec une autre variété d'un liquide distillé. On a beaucoup ri ce soir là.
Le lendemain, nous sommes allés faire un tour au pub de Port Charlotte pour renouveler nos provisions. Sur le mur se trouvait une carte de l'île avec sa côte décorée d’une centaine de naufrages, indiquant l'année de l'accident et le nombre de vies perdues. Sur le coup, les routes nous on paru soudainement bien plus saines.
En retournant au camping, tout rayonnant de chaleur intérieure, je suis tombé sur un spectacle désagréable au milieu de la route : de l’herbe. Oui, de l'herbe. Ces trucs verts, assez communs. C'est juste que je ne m'attendais pas à ce que ça pousse au milieu du bitume. Cela a fait des choses terribles à la roue avant lorsque mes pensées et ma bécane sont parties en une voltige inattendue.
J'ai mis plus de temps que d'habitude à m'endormir, cette nuit-là.
Au matin, nous avons fait le dernier voyage en ferry, d'Islay vers Jura. J'ai commencé à ressentir ce sentiment du "On approche". Nous sommes descendus sur l’île dans un endroit sans nom. Juste une jetée et une route. Un endroit sans place. Juste une route.
La route n'est pas facile à distinguer. Les moutons à tête noire ne la considèrent certainement pas comme une route. Ils se tiennent là, observant avec une curiosité hésitante la moto qui s'approche, mais l'idée de s'éloigner tarde. Lorsqu’elle les atteint, ils hésitent soudain sur la direction à prendre. À gauche ? À droite ? Partir ? Rester ? … Suspense…
Nous sommes arrivés à Craighouse où nous nous sommes arrêtés prendre de l'essence. "Aye, nous vendons de l'essence", nous a-t-on dit dans le seul magasin. "Remontez la route un tout p’tit peu (!) Tournez à gauche et il y a une pompe dans les buissons. Je serai là dans un p’tit moment" (!). Il y était. Puis retour à la boutique. "Je serai là dans un p’tit moment, le temps que tu prépares tes sous » (!)
Après Craighouse, la route se dégrade rapidement. Le cordon d'herbe au milieu du bitume s'élargit de plus en plus jusqu'à ce que toute la route soit recouverte. Il se transforme ensuite en un lit de pierres moussues, puis apparaît une tourbière ponctuée de quelques rochers. Enfin, les trois quarts environ sont sous l'eau.
Je me demandais comment Orwell avait fait face. Il avait appris à rouler lorsqu’il était dans la police britannique en Birmanie où il avait acquis une solide réputation sur son énorme moto américaine. (Henderson ? Indian ? Harley ?). Avec son compagnon Roger Beadon, il scandalisait les colons en allant chasser le tigre sur sa moto, armé d'un pistolet Luger Parabellum. On a quelques doutes à propos de ses sorties spectaculaires en dehors du Fort Dufferin, mais il était réputé pour rouler sur des pistes qui, selon les habitants, étaient "impossibles même pour les charrettes à bœufs".
Cependant, habitant à BarnHill en 1945, Orwell décrivait les routes du Jura comme l’Enfer.
L'enfer, c'est ce que c'était. J’ai adoré. Pourtant, sur cette route solitaire, planait un sentiment de désolation. Au XVIIIe siècle, 100 000 personnes vivaient sur l’île de Jura. Quand Orwell s'y est rendu, il n'y en avait plus que 300. Aujourd'hui, peut-être moins de la moitié. Lorsque nous sommes arrivés à la crête surplombant BarnHill, il s’est passé un long moment avant que l'un de nous ait pu prononcer une parole.
La maison se trouvait au bout d'une vallée étroite, menant à un détroit sauvage, balayé par le vent. Au nord, dans la mer, se forme Jura Sound, l'un des plus grands tourbillons marins du monde où l'Atlantique Nord se déchaîne. Un endroit qui relativise les problèmes politiciens. Un endroit pour écrire 1984. "Si vous aviez une moto en panne dont vous ne voulez plus, où iriez-vous l’abandonner ?"
Nous avons cherché dans les broussailles de la vallée. À l’endroit de ce qui avait été la ferme il y avait un buisson et un aulne solitaire. Enfouie dans les fougères à son pied, il y avait la moto de George Orwell.
Un homme de belles paroles aurait su dire quelque chose. Nous, nous ne pouvions faire que des gestes, des hochements de tête avec un sentiment du moment écrasant. Moi, je savais : "C'est l'endroit". De la moto, il ne restait plus grand chose. Quarante ans d'exposition à l'air salin n'avaient laissé que le moteur, le cadre et la fourche. De quoi lancer un grand projet de restauration pour des passionnés. Notre dévotion était peut-être plus respectueuse.
Nous l'avons laissée là où elle était.
C'était une 499cc Rudge Whitworth à quatre soupapes, monocylindre, construite dans les années 1930. Il en reste probablement encore beaucoup. L'absence de suspension arrière devait rendre très difficile la conduite sur ces chemins. Je pense que la tenue de route ne devait pas non plus être si merveilleuse. Elle était ce que nous appellerions aujourd’hui du genre "agricole". Dans les années 1930, c'était une élégante routière. À aucun moment, la conduite n’en était facile. Mais je parierais que c'était amusant.
Nous avons pris des photos, rendu hommage, remis la végétation en place et nous sommes repartis. La longue route de retour vers le ferry offrait des aperçus spectaculaires sur les immenses troupeaux de cerfs sauvages de l'île, de ses trois majestueuses montagnes et de ses vallées balayées par le vent.
Mais nos esprits étaient restés à BarnHill, en 1948. Restés avec George Orwell et sa fidèle Rudge.
Dessin de Jock Mackneish
Dans le confort relatif du bar de l'hôtel, à Port Askaig, nous avons plaisanté en disant que j'étais l'aîné, Donald le plus fort et Iain le plus grand. Qui devrait être Big Brother ? Sur le continent, le ciel, qui avait été généreux, a décidé que la fête était finie. Nous sommes rentrés chez nous froids, fatigués, trempés et très heureux.
Saviez-vous que George Orwell était un motard ? Savez-vous que sa moto est toujours là où il l'a laissée ? N'aimeriez-vous pas aller la voir aussi ?
Copyright © 2006 Jock Mackneish. Tous droits réservés.
Cet article a été initialement publié sur le site Web personnel de Jock Mackneish. Son site Web semble malheureusement être en panne en ce moment.
Toujours propriété de la famille qui la louait à George Orwell, Barnhill a été rénovée. Elle reçoit des visiteurs, admirateurs de l'œuvre de l'écrivain et peut même se louer pour de courts séjours. C'est là qu'il a mis la dernière main à son œuvre, juste à temps avant d'aller mourir dans un sanatorium.