Lorsque dans "Marius" l'immortel film de Marcel Pagnol, le héros Pierre Fresnay-Marius annonce à Raimu, son père, qu'il va partir en mission océanographique pour "mesurer le fond de la mer", il s'entend répondre : "Quand ça deviendra trop profond, laisse un peu mesurer les autres". C'est à peu près ce qu'à dû se dire le FMD de Moto-collection.org qui m'a refilé le "bébé à mesurer" sous forme des deux photographies ci-après représentant des personnages inconnus autour de machines inconnues dans un lieu inconnu.
Enfants et curieux habillés "en dimanche" témoignent de l'importance de l'événement.
Rien n'accompagne ces photos négociées en brocante, sauf la mention : "Circuit de la Sarthe 1906". Début de piste plausible, vu l'origine du vendeur. Sauf qu'une recherche dans les revues de l'époque ne donne rien sur la Sarthe ou encore Le Mans, lieu d'épreuves motocyclistes encore à venir. Pourtant le décor pouvait passer pour celui d'une campagne française, une cour de ferme aux bâtiments couverts d'ardoises (en fait, plutôt de lauzes). Mais rien de plus pour localiser ce "paddock" destiné à la mise au point de trois machines identiques dont deux sans leur moteur. L'épreuve sportive nécessitant une telle installation était assez importante pour avoir justifié la présence sur place d'au moins deux photographes. L'un ayant pris cette photo et l'autre, au premier plan, en plein travail avec son appareil à plaques (non, ce n'est pas une tablette tactile).
Sous l'œil de son pilote, poinçonnage de certaines pièces d'une machine par un commissaire après dépose de la machine "pesée" grâce à la balance romaine dont on distingue la chaîne d'attache au-dessus des spectateurs (d'où le terme "pesage" qui qualifiera les opérations de vérification).
L'autre photo allait se révéler plus "parlante". À l'agrandissement on distingue sur le carter-moteur deux lettres "E" et "T" venues de fonderies. Deux lettres qui terminent le nom de deux marques de moteurs : BuchET et René GillET. Toutes deux également vraisemblables, sauf que Buchet était, comme on sait, très spécialisé dans les moteurs culbutés, ce que ce moteur n'est pas (Sauf erreur, RochET n'a pas construit ses moteurs). Restait donc l'hypothèse René Gillet vite confirmée par la largeur des poulies, au moteur comme à la jante arrière, destinées à recevoir une courroie plate. En effet, Monsieur René refusait les avantages de la courroie trapézoïdale (solide mais sensible à l'allongement), préférant la souplesse de la plate, glissant éventuellement sous l'effort. Une vérification avec des catalogues d'époque s'imposait alors et, BINGO ! enfin une première confirmation : on est bien en présence de machines du modeste constructeur qui allait devenir un jour le "Doyen de Montrouge".
Sur cette photo de catalogue on suppose que cette machine est équipée d'un allumage par magnéto située dans l'autre face du réservoir, côté droit. Cependant le boitier métallique visible au flanc gauche est un mystère. Selon la documentation R.G., lorsque l'allumage se fait par "accumulateurs", une sacoche devant le guidon était destinée à recevoir ces éléments.
Pour l'heure, René Gillet encore installé dans la Villa Collet, en réalité une impasse du XVè arrondissement de Paris. D'après ses catalogues non millésimés mais néanmoins datables de 1905 à 1907, il proposait plusieurs machines, tricar, tandem, motos monocylindres et bicylindres, toutes à soupape(s) automatique(s). Parmi elles, trois "Types de Course" de 7, 8 et 9 chevaux, soit des cylindrées de 1000 cm3, 1150 cm3 et 1275 cm3. Monté d'origine sur ces "Types", le réservoir cylindrique était un supplément facturé 35 F pour les autres machines. Ce réservoir se retrouve sur les machines de nos deux photos.
Celles-ci étant identifiées, à un ou deux ans près, restait à confirmer le lieu et la date de ces scènes. C'est alors que dans un véritable "flash", me sont revenues des photos trouvées sur un site tchèque et qui avaient fait le sujet d'un article dans une de mes vies antérieures sur overblog. Des photos de la Coupe Internationale du Motocycle Club de France dont la troisième et dernière édition s'est disputée en Autriche et en... 1906 (voir sur Overblog du 17 janvier 2013).
La confirmation était apportée par la photo ci-dessous du site tchèque avec les mêmes personnages figurant sur la grande photo de Moto-Collection.org et quasiment sous le même angle !
Assis sur une chaise devant sa machine désossée, le pilote Lalanne semble attendre le verdict des mécaniciens qui s'affairent autour du moteur sur la table d'opérations à gauche. C'est peut-être lui qui figure aussi, haute taille et mains sur les hanches, dans la photo du pesage ci-avant.
Un document extrêmement rare d'une René Gillet de course, avec Tavenaux ici au départ de cette Coupe 1906 (Photo www.motocrosspacov.cz). Sont bien visibles la courroie plate et la sacoche de guidon contenant les accus, tandis qu'au flanc du réservoir est accrochée ce qui serait une trousse à outils. Le dossard à numéro est devenu un "cuissard", curiosité spécifique à cette Coupe autrichienne.
En 1905, les René Gillet étaient absentes de la deuxième Coupe organisée par le Motocycle Club de France. Lalanne et Fauvet qui les pilotaient n'avaient pu franchir le cap des Éliminatoires. La victoire dans cette Coupe étant revenue à la Laurin-Klement de Wondrick, pilote austro-hongrois, c'est l'Autriche qui organisait donc celle de 1906, le 3 juin.
Le M.C.F. décida soudain de ne pas participer à l'épreuve bien qu'il ait été à l'origine de cette confrontation internationale (!). De leur côté, les constructeurs français de renom n'ayant nulle envie de se frotter à la concurrence étrangère, attitude déplorable qui ne pouvait être que préjudiciable à notre industrie, René Gillet à lui tout seul décida d'affronter les Autrichiens chez eux, dans l'Empire même de François-Joseph. N'oublions pas que, né en 1877, René Gillet fut élevé comme des millions de Français dans le souvenir de la perte de l'Alsace-Lorraine en 1871, une blessure qui persistera jusqu'à la Première guerre, entretenue pas la célèbre phrase de Gambetta : "Y penser toujours, n'en parler jamais".
Au passage, il faut aussi noter que René Gillet n'était pas membre de la Chambre Syndicale du Cycle et de l'Automobile qui réunissait 225 adhérents. À côté des Gentil (Alcyon), Peugeot, Terrot, certains autres, tels Andru, Bernasse ou Coudert présentaient pourtant une modeste "surface" commerciale comparable à celle de René Gillet. De là à en déduire que ce dernier était en froid avec cette Chambre Syndicale... et que son engagement symbolique "seul contre tous" avait valeur de défi envers elle... Alors, un rebelle ce René Gillet ?
Son geste patriotique avait en tout cas une fière allure et la déception qui s'ensuivit fut d'autant plus grande. Car de nos trois hommes, aucun ne devait terminer cette course sur quatre tours de 62,500 km. Tous furent éliminés sur des chutes qu'on a expliquées par l'état déplorable des routes locales, sans comparaison avec celles utilisées en France pour de telles compétitions. En Bohème, Lalanne se brisa une rotule, Tavenaux y laissa une roue et Fauvet abandonna, trop atteint lui aussi dans une chute.
Plaque commémorative de la Coupe 1906 disputée à Pacov (Patzau) en Bohème.
Les deux derniers nommés auront plus de chance dans la seconde grande épreuve de vitesse sur route de l'année, mais toujours à l'étranger : le Circuit des Ardennes disputé le 9 septembre. Durant les 225 km de l'épreuve, les Griffon se livreront à un festival dans la catégorie des moins de 50 kilos, remportant les trois premières place avec Giuppone, Cissac et Demeester dans cet ordre. Cependant les René Gillet n'ont pas démérité. Prévôt terminait à une poignée de minutes derrière Demeester, se payant le luxe de battre un Anzani, jamais à l'aise, comme d'habitude, en dehors d'une piste de vélodrome. Il précédait de 9 minutes la René Gillet de Fauvet (une autre source place Tavenaux en 5ème position derrière Prévôt).
• • • • • • • • • • • •
Ce blog est la suite de zhumoriste.over-blog.com/ dont les 375 articles sont toujours consultables bien que ce blog soit désormais en sommeil.